Saint Martin : un « Serviteur Inconnu »
Brefs éléments de l’hagiographie de saint Martin (336-397)
par Camaysar, S I V
Saint Martin de Tours est né dans la province romaine de Pannonie, plus précisément dans la cité de Sabaria, connue aujourd’hui comme étant la ville hongroise de Szombathely. Plusieurs détails de sa vie nous sont connus grâce à la Vita sancti Martini, une hagiographie rédigée par Sulpice-Sévère, l’un de ses disciples. Son père était tribun militaire de l’Empire romain, ce qui l’influença sans doute dans le choix du prénom donné à son fils, « Martin », ce qui signifie « voué à Mars », le dieu romain de la guerre. Ayant suivi sa famille à Pavie, saint Martin fut très tôt mis en contact avec des Chrétiens.
Plus encore, dès l’âge de dix ans, il souhaitait déjà se convertir à la foi chrétienne pour se mettre au service du Christ. Fils de magistrat militaire, son « destin » était toutefois tracé d’avance, celui d’une vie vouée au culte impérial. Plus tôt que la normale, il fût d’ailleurs enrôlé dans l’armée : il n’avait que quinze ans. Le fait que saint Martin fut destiné à une vocation militaire, de par sa naissance même, est un premier élément sur lequel les membres de l’Ordre Martiniste du Canada (OMC) sont invités à réfléchir, sachant que cette vocation fut vécue dans le contexte d’un appel puissant à la « conversion ».
Toute une série d’images nous relate les faits et gestes de saint Martin, mais la scène la plus représentative, et certainement la plus reproduite par les artistes, est celle où il partage son manteau avec un déshérité transi de froid, alors qu’il est affecté en Gaule, plus précisément à Amiens. Si cet évènement est le plus souvent évoqué, c’est qu’il résume une dimension majeure et centrale de la spiritualité martinienne. Certes, il s’agit ici essentiellement d’un acte de charité, mais il s’inscrit dans un contexte bien particulier : l’hagiographe de saint Martin tient à préciser que la nuit même, le Christ lui apparut en songe, revêtu du même manteau.
Comme beaucoup d’autres traditions spirituelles, le christianisme affirme que le souci de l’autre, fort bien illustré par cette scène centrale de la vie de saint Martin, est le fondement même de toute démarche initiatique.
En effet, celle-ci consiste toujours à échapper au cercle clos de soi-même et du monde (le samsara des hindous ou le guigoul des kabbalistes, qu’ils soient Juifs ou Chrétiens).
C’est d’ailleurs ce qu’affirme assez clairement cette péricope de l’Évangile selon saint Matthieu :
Quand le Fils de l’homme viendra dans sa gloire, escorté de tous les anges, alors il prendra place sur son trône de gloire. Devant lui seront rassemblées toutes les nations, et il séparera les gens les uns des autres, tout comme le berger sépare les brebis des boucs. Il placera les brebis à sa droite, et les boucs à sa gauche. Alors le Roi dira à ceux de droite :
« Venez, les bénis de mon Père, recevez en héritage le Royaume qui vous a été préparé depuis la fondation du monde. Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger, j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire, j’étais un étranger et vous m’avez accueilli, nu et vous m’avez vêtu, malade et vous m’avez visité, prisonnier et vous êtes venus me voir. »
Alors les justes lui répondront : « Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir affamé et de te nourrir, assoiffé et de te désaltérer, étranger et de t’accueillir, nu et de te vêtir, malade ou prisonnier et de venir te voir ? » Et le Roi leur fera cette réponse : « En vérité, je vous le dis, dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait ». (Mt 25, 31-40)
C’est aussi ce qu’enseignait avec beaucoup d’insistance Armand Toussaint, fondateur de l’Ordre Martiniste des Chevaliers du Christ (OMCC), lors des entretiens privés qu’il accordait toujours très généreusement, mais aussi au moment des initiations martinistes auxquelles j’ai eu le privilège d’assister et de participer.
Engagé au sein d’un Ordre martiniste russe, parfois au péril de sa vie, comme au cours de la Seconde Guerre Mondiale, il se plaisait inlassablement à répéter que saint Martin était l’archétype même du Martiniste, le modèle à suivre sur la voie cardiaque si caractéristique de notre Ordre.
Pour lui, le Martinisme était essentiellement une voie chevaleresque consistant à être en tout temps disponible aux autres, une ascèse qu’il vécut pleinement tout au long de son existence. Mais, revenons à la vie de notre saint patron.
Ayant quitté l’armée, vers 356, son hagiographe précise qu’il se rendit à Poitiers où il rencontra saint Hilaire, alors évêque de la ville. Saint Martin décida rapidement de se joindre à lui pour contribuer à son œuvre d’évangélisation. Son statut d’ancien militaire l’empêchait toutefois de devenir prêtre, mais s’il ne pouvait pas servir Dieu à l’autel, il le faisait autrement, de manière exemplaire, disposant d’un grand « pouvoir » thaumaturgique qui le fit connaître et reconnaître auprès des pauvres et des malades du diocèse. Ce charisme exceptionnel était essentiellement lié à sa vie exemplaire, en tout point conforme aux évangiles, un enseignement dont il était l’incarnation vivante.
Par ailleurs, il n’est pas rare que les hagiographes de saint Martin ou de saint Hilaire insistent sur un élément majeur qui unissait ces deux hommes : un désir irrépressible de confesser leur foi en un Dieu trinitaire, ce qui était souvent héroïque à leur époque. En effet, cet élément commun de leur foi explique l’importance de leur connivence pastorale, alors que la chrétienté était victime d’une importante hérésie, celle de l’arianisme, qui se caractérisait principalement par une négation de la divinité du Christ.
Or, l’arianisme était populaire auprès du pouvoir politique, ce qui amena saint Hilaire à devoir quitter son diocèse pour s’exiler. Averti en songe qu’il devait rejoindre ses parents en Illyrie, pour les convertir, saint Martin quitta aussi Poitiers au même moment.
Mais la foi arienne avait été adoptée par la plupart des habitants d’Illyrie, au point qu’ayant ouvertement confessé sa foi trinitaire, saint Martin fut publiquement fouetté et expulsé de la ville.
Il se rendit alors à Milan, mais il rencontra de nouveau la même hérésie qu’il tenta de combattre jusqu’à sa nouvelle expulsion. Tout cela est un second élément fondamental qui permet de mieux comprendre en quoi le patronage de saint Martin est capital pour l’OMC.
En effet, si servir demeure l’axe central du Martinisme, la défense de la foi trinitaire est de nouveau aujourd’hui un enjeu fondamental, tant au niveau de la théologie chrétienne, dont les représentants doutent parfois de la divinité du Christ, qu’au sein des multiples enseignements qui se réclament d’un « ésotérisme chrétien ».
Pourtant, ce statut du Christ, comme « fils unique de Dieu », est au fondement même des plus grands Mystères du christianisme, articulés autour de deux pôles majeurs : l’Incarnation et la Divinisation. Aussi, l’un des principaux enjeux de l’OMC est précisément d’étudier et d’enseigner ces deux piliers du christianisme, considérant leur importance capitale au cœur de l’initiation chrétienne. Cela est d’autant plus essentiel que notre Ordre Martiniste est la porte d’entrée d’un Ordre plus ésotérique qui nécessite une bonne compréhension de ces Mystères, avant d’entreprendre un travail plus approfondi
Ceci étant, à la suite de la proclamation des canons du Concile de Nicée, l’affirmation de la nature trinitaire de Dieu fut de nouveau largement admise dans le monde chrétien, ce qui permit à saint Hilaire de retrouver son évêché. Saint Martin le rejoignit en 360 et y créa un petit ermitage, l’Abbaye de Ligugé, qui fut la première communauté monastique à s’installer en Gaule. Pendant dix ans, il y demeura très actif, n’oubliant jamais de se mettre au service de son prochain, ce qui amena la population à le considérer comme un véritable saint.
C’est dans ce contexte qu’à la mort de Lidoire (+371), évêque de Tours, le peuple voulut choisir saint Martin comme son successeur. Bien que ne souhaitant pas hériter de cette charge, il se soumit à la volonté populaire après avoir été enlevé : il fut proclamé évêque le 4 juillet 371. Son élévation à l’épiscopat dérangea bon nombre de prélats de la région qui n’appréciaient guère son allure rustre et son mode de vie aux antipodes de l’univers mondain déjà associé à la fonction.
Malgré les pressions, saint Martin ne modifia en rien son train de vie et fonda un nouvel ermitage, ayant pour principales règles la pauvreté, la mortification et la prière. Il y vécu très simplement, dans une cabane en bois, livrant de nombreux combats contre les démons, tout en développant une grande intimité avec les anges. Tout au cours de cette période, il demeura un évangélisateur infatigable, rayonnant bien au-delà des limites que lui imposait son diocèse. Il prêcha toujours avec douceur et respect, mais de manière ferme et efficace, de telle sorte que des églises et des ermitages remplaçaient peu à peu les temples païens. Il employait des paraboles simples pour introduire les futurs convertis aux plus Grands Mystères du christianisme, comme les S I sont aujourd’hui appelés à le faire, remplaçant le culte moderne dédié à ce monde par la recherche d’un bonheur vécu dans une plus grande communion avec la lumière et les exigences de l’amour.
Ayant été, tout au cours de sa vie, un vaillant « soldat du Christ », saint Martin mourut à Candes, en 397. Une légende affirme que des fleurs se mirent à éclore au passage de son corps, transporté sur la Loire, entre Candes et Tours, malgré le fait que la nature était normalement endormie en ce début du mois de novembre, d’où l’expression « été de saint Martin ». Il fut enterré le 11 novembre, troisième jour suivant son décès, dans le cimetière chrétien de Tours, situé à l’extérieur de la ville. Très vite, son tombeau devint un véritable lieu de pèlerinage et saint Grégoire y fit construire un édifice en bois pour le protéger, mais aussi pour préserver la plus importante relique présentée à la dévotion des pèlerins, la chape de saint Martin. Ajoutons que l’iconographie classique dépeint souvent ce manteau, sans doute la doublure intérieure de celui-ci, comme un vêtement de couleur rouge, alors que les cavaliers de la garde impériale portaient à l’époque une chlamyde blanche. Cette anomalie comporte un enseignement ésotérique fondamental pour les S I de l’OMC, toujours initiés à leur grade en présence d’une importante relique ex ossibus de saint Martin.
Réflexion au sujet de Mt 25, 31-40
par Camaysar, S I V
Dans la péricope biblique citée précédemment, le Christ propose six exigences de compassion qui forment, pour l’OMC, l’articulation majeure de la voie cardiaque qui caractérise le Martinisme. Or, ces différents éléments ont également une dimension psycho-spirituelle. À titre d’exemple, la faim n’est pas seulement celle du corps, mais aussi celle de l’âme, comme nous l’enseigne l’épisode de la multiplication des pains. En effet, le Christ n’est pas seulement venu nourrir l’homme d’un pain terrestre, mais aussi d’un pain céleste, celui de la gnose chrétienne : « ce n’est pas de pain seul que vivra l’homme, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu » (Mt 4, 4). Dans un tel contexte, rompre le pain consiste à partager cette gnose, d’abord à travers une parole de connaissance, qui éclaire et conduit vers plus de lumière, mais aussi à travers une parole d’amour, qui sustente et fortifie tout au long du chemin. Voilà un premier élément important sur lequel chaque Martiniste est appelé à méditer, conscient de sa responsabilité à cet égard.
De même, il est possible d’évoquer une dimension plus mystique de la soif. Il s’agit alors de stimuler en soi l’immense désir de transcendance présent dans les profondeurs de l’être, s’abreuvant pour y parvenir à la coupe d’amertume, ce qui demeure bien souvent un grand défi. En effet, si tout homme est habité par l’immensité divine, et s’il est porteur d’un désir de transcendance inhérent à son être même, il est rarement conscient de cette aspiration, de son importance et de sa gravité, étant soumis aux diverses pseudo-satisfactions du monde. Aussi, ce désir doit être pleinement éveillé afin que l’aspirant devienne un véritable « homme de désir », une expression chère au Philosophe Inconnu. Il peut alors affirmer, avec le philosophe Gabriel Marcel, « Il y a en moi une exigence que le monde ne satisfait pas ».
Ajoutons que pleinement éveillé, ce désir doit être convenablement orienté sur un chemin mystagogique qui conduit l’aspirant vers une véritable expérience du sacré. Dès lors, l’immensité du ciel n’est plus, pour lui, un sujet de crainte ou d’appréhension, mais une invitation solennelle à découvrir l’ultime vocation à laquelle il est convié. Or, c’est précisément ce que propose l’OMC à travers ses enseignements, ses pratiques et ses rituels initiatiques.